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Editorial
Septembre
 
 
apple one

Apple I
 

Lors de ce mois marqué par l'ouverture de l'énième saison culturelle, mais aussi par la cinquième commémoration des victimes du 11 septembre, on aimerait s'ouvrir en silence aux choses qui lient les bas fonds des âmes simples que nous sommes avec le monde au plus large sens du mot.
Les milliers de victimes tombées en une seule matinée dans la capitale symbolique de feu notre modernité valent plus d'attention ce mois-ci que les 17 000 enfants mourant de faim chaque jour et plus que les 800 millions de gens, soit 13 % de la population mondiale recensés comme “chercheurs d'emploi” (chiffrés par le journaliste polonais Ryszard Kapuszinski).
Derrière l'impact de l'événement d'il y a cinq ans, on risque d'oublier ce nombre gigantesque de personnes “inutiles”, pour qui il n'y a aucune solution, ni en France ni ailleurs. Et dans ce chiffre on ne compte pas ces artistes au sein de notre société dont le travail n'est ni vendu ni exposé, faute d'intérêt de la part des galeries et des institutions… et quand je dis “travail”, je veux dire qu'ils travaillent, souvent plus que des salariés. Des inclassables, inutiles et vite oubliés, mais qui représentent une force immense jamais utilisée.
Il était une fois la force de l'art. L'idéal de façonner la société par seule la force créatrice de l'individu et l'essor parallèle du statut de l'art et de l'artiste semblent évanouis depuis des lustres, laissant une vague de nostalgie de l'époque où l'on se croyait capable de changer le monde. Que reste-t-il de cet optimisme forcément naif mais si joyeux après coup ? Son contraire semblait être justement et rien d'autre que l'exposition “La force de l'art”, présentée au printemps dernier sous la lumière aveuglante du Grand Palais. Ce rassemblement républicain avait pour but de restaurer la fierté concernant ladite “scène française”, si mal connue dans l'Hexagone et encore davantage à l'étranger. Concocté par l'État, qui exerçait son pouvoir par la division entre les clans artistiques, cet étalage manquait terriblement le génie de l'exposition.

Pour vivre une vraie exposition, mieux vaut traverser la Seine et se faire immerger dans le Musée du Quai-Branly. C'est là-bas où l'on peut s'isoler devant une oeuvre pour en mesurer l'effet selon les bons vieux paradigmes du Bien, du Beau et du Vrai. C'est là-bas où j'ai été touché par la force de l'art et non pas au Grand Palais au printemps dernier ni bientôt, en octobre, lors de la Fiac.
Plus souvent que pensent les artistes et commissaires avides d'argent pour vivre, le travail d'artistes sert des buts politiques, voire économiques. Ainsi la manifestation “La force de l'art” s'inscrit dans une belle tradition, allant de la politique culturelle menée en Europe par les États-Unis après 1944 jusqu'à la série de Manifesta financée par la Communauté européenne comme le joli paillasson devant la porte d'un nouveau marché, encore difficile, avec les anciens pays communistes de l'Est de l'Europe.
L'Europe occidentale a préféré exporter à ses nouveaux amis ses propres idées culturelles et artistiques… pour finir par y découvrir une scène artistique bien plus forte et inventive que supposé.
Mais toute comparaison avec les années après-guerre me paraît bancale, si on pense à la générosité de la culture et de l'art américain des années 1950-60.
Toujours est-il que la clef du succès des Américains dans le monde était d'abord d'ordre politique et économique, ni plus ni moins et ceci malgré toutes les erreurs de jugement que l'on pouvait et peut leur reprocher. Ce succès était lié avec les fameux accords de Bretton Woods de 1944 en vue d'une nouvelle organisation financière internationale. Ils ont rendu possible les Trente Glorieuses françaises, le "Wirtschaftswunder" miracle économique allemand et, par ricochet, l'essor d'une nouvelle conscience européenne au-delà du colonialisme, des nationalismes et des totalitarismes.
Maintenant que la situation est profondément changée et que la France n'est plus ce qu'elle était ou pense avoir été, l'heure est à l'introspection. Si le “Quai-Branly” semble parier sur un nouvel optimisme à l'égard de notre relation avec le monde, “La force de l'art” m'a laissé l'impression d'une bataille d'arrière-garde inspirée par la frustration et l'angoisse qui accompagnent toute mondialisation.
Force est de constater que, plus nous “mondialisons”, plus nous tenons à redéfinir l'identité culturelle, ce qu'a fait chaque peuple lors des mondialisations précédentes de l'histoire de l'humanité, comme notamment celle, plus importante peut-être que la présente, de la fin du XIXe siècle.
Si l'État est incapable de résoudre tout seul le flux des pauvres et les futures guerres de l'eau et devrait se concentrer sur un vrai projet mondial - disons un nouveau “Bretton Woods” pour endiguer l'angoisse de l'avenir - il n'a rien à faire par rapport à l'art contemporain par définition international.
Et les artistes sont les premiers à réaliser que le monde post-national et cosmopolite d'aujourd'hui n'est pas une réalité idyllique. Les nouveaux moyens pour instaurer la paix sont, en fait, les instruments de guerre. Regardons en face les terroristes, qui posent des engins piégés avec les objets symboles de notre grandeur et liberté : les avions, téléphones portables et autres ordinateurs. Si l'art sert de mener une guerre nationale déjà perdue, les artistes mènent (pour paraphraser le sociologue allemand Ulrich Beck) “une guerre permanente pour une paix permanente” depuis bien plus longtemps que la nouvelle guerre menée par les puissances occidentales qui remplace toutes les anciennes guerres.
Non, je ne suis pas pessimiste, au contraire. Deux images m'ont donné le sourire : celle du Apple I bricolé par Steve Wozniak et commercialisé par Steve Jobs en 1976 et celle du premier micro-ordinateur prêt à l'usage personnel, le 5150 de IBM, présenté cinq ans après.
Les images qui méritent une fête d'anniversaire, en disent long sur notre pouvoir de réinventer le monde. Un peu de courage et un peu moins d'angoisse, mes chers amis. Et, puis, le déclin de notre civilisation est l'un des meilleurs mythes de l'Occident. Vive la fin de l'été, vive la force de l'art.

Editorial de Adriaan Himmelreich
Maastricht, septembre 2006

 
 
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